Dettes invisibles : Comment les fantômes du passé bloquent la paix
- Orianne Corman
- 16 févr.
- 3 min de lecture

Les fantômes qui hantent le présent -
Imaginez un champ de bataille. Les armes se sont tues, mais le sol reste chargé de millions de fragments invisibles : éclats d’obus, larmes fossilisées, serments de vengeance murmurés par des ancêtres. Ces « fantômes » ne sont pas surnaturels – ce sont des dettes invisibles, accumulées au fil des générations, qui ligotent les peuples dans des cycles de violence. Dans ce premier épisode, nous explorons comment ces dettes – émotionnelles, mémorielles, écologiques – entravent la paix, et comment la systémique permet de les apprivoiser.
1. Qu’est-ce qu’une « dette invisible » ?
« Les dettes invisibles sont comme des racines empoisonnées. Si on ne les arrache pas, elles étouffent toute nouvelle pousse de paix. »
Une dette invisible est un déséquilibre non résolu dans un système, qui se transmet et se transforme avec le temps. Contrairement à une dette financière, elle ne peut être effacée par un paiement – seulement reconnue, transformée, ou… exacerbée.
Trois formes de dettes invisibles :
La dette émotionnelle : Souffrances non reconnues (ex: les survivants de la Nakba ou de la Shoah dont la douleur est niée).
La dette mémorielle : Récits historiques antagonistes (ex: « C’est NOUS les victimes » vs « C’est VOUS les agresseurs »).
La dette écologique : Terres polluées, ressources pillées, qui privent les générations futures de leur patrimoine (ex: les sols de Gaza contaminés au phosphore).
2. Quand le passé s’enroule autour du présent
Le Traité de Versailles (1919)
La dette financière : L’Allemagne, jugée seule responsable de la Première Guerre mondiale, doit payer 132 milliards de marks-or.
La dette invisible : L’humiliation nationale nourrit un ressentiment exploité par les nazis. La dette économique devient une dette identitaire.
Leçon systémique : Une dette mal gérée crée une boucle de rétroaction : réparations → colère → revanche → nouvelle guerre.
Le Plan Marshall (1947)
Les États-Unis investissent 13 milliards de dollars (équivalent à 150 milliards aujourd’hui) pour reconstruire l’Europe, y compris l’Allemagne.
Effet systémique : La dette économique devient un levier de coopération → paix durable en Europe de l’Ouest.
3. Les dettes comme « jeux psychologiques »
Selon Paul Watzlawick, les conflits persistants relèvent souvent de « jeux sans fin » où chaque camp alimente la détresse de l’autre pour éviter un vide existentiel.
Israël-Palestine
La dette de reconnaissance : Côté palestinien : « Reconnaissez notre souffrance depuis la Nakba. » Côté israélien : « Reconnaissez notre droit à exister après la Shoah. »
Boucle infernale : Le refus de reconnaître la dette de l’autre renforce la sienne propre → dialogue impossible.
Et si la paix exigeait de déclarer faillite ? Non pas pour nier les dettes, mais pour les transformer en capital commun.
4.Donner une voix aux fantômes
Les Constellations ou mises en représentation systémiques, outil développé par Bert Hellinger, révèlent les loyautés invisibles qui lient les vivants aux morts. Appliquées aux conflits géopolitiques, elles éclairent trois dynamiques :
a. Les « morts non enterrés »
Dans les guerres modernes, les corps disparus (ex: 20 000 Palestiniens portés disparus depuis 1948) créent une dette de deuil impossible. Sans sépulture, les fantômes hantent les vivants, exigeant symboliquement vengeance.
b. Les enfants otages des dettes
À Gaza, 65% de la population a moins de 24 ans. Beaucoup portent, via l’épigénétique (Rachel Yehuda), les marques biologiques du trauma parental. Leur dette ? Devoir choisir entre être loyal envers la souffrance passée ou trahir leur communauté.
c. La terre comme créancière silencieuse
Dans une Constellation symbolique, la terre de Gaza pourrait témoigner : « Vous vous battez pour moi, mais vous m’empoisonnez. Qui paiera ma dette écologique ? »
5. Briser le sortilège : trois pistes systémiques
a. Rituels de reconnaissance
Exemple inspirant : En Afrique du Sud, la Commission Vérité et Réconciliation a permis aux victimes de l’apartheid de raconter leur histoire. Les bourreaux devaient écouter, sans pouvoir répondre → la dette est reconnue, mais pas monnayée.
b. « Cartographier » les dettes
Créer des cartes mentales des dettes systémiques : Qui doit quoi à qui ? Quelles dettes sont matérielles, lesquelles sont symboliques ?
c. L’art comme exorcisme
Le projet « Gaza’s Soundtrack » a enregistré les voix d’enfants palestiniens racontant leurs rêves, mixés avec des chants traditionnels juifs. L’art crée un espace transitionnel où les dettes deviennent dialogues.
La paix est une archéologie des fantômes
Pour construire la paix, il faut accepter de creuser. Creuser dans les mémoires blessées, dans les sols pollués, dans les gènes porteurs de trauma. Ce n’est pas un travail de diplomate, mais de systémicien-archéologue : identifier les dettes, les nommer, puis les déposer au musée de l’Histoire – non pour les oublier, mais pour qu’elles cessent de nous hanter.
Et si les prochains accords de paix incluaient un chapitre « Dettes invisibles », rédigé par des poètes et des enfants ?
Orianne Corman
Facilitatrice et formatrice en Intelligence systémique
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