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Briser le Triangle Dramatique : Histoire, résilience et responsabilité dans les guerres contemporaines

Le poids des héritages invisibles


Les guerres ne sont pas des événements isolés. Elles s’inscrivent dans des dynamiques transgénérationnelles, où le passé continue de hanter le présent sous forme de dettes mémorielles, émotionnelles et systémiques. Ce que nous appelons aujourd’hui “conflits ethniques”, “guerres civiles” ou “interventions humanitaires” sont souvent les répliques tardives d’événements plus anciens, dont nous avons oublié l’origine.

Dans cette optique, le Triangle Dramatique décrit par Stephen Karpman – Sauveur, Persécuteur, Victime – offre un prisme intéressant, mais insuffisant s’il n’est pas replacé dans une lecture systémique. Ce schéma n’est pas qu’un jeu psychologique, il est structuré par l’histoire, l’économie et la politique sur plusieurs générations.

Le conflit en République Démocratique du Congo (RDC) en est un exemple frappant. Ce qui se joue à Goma, dans les mines du Kivu et dans les camps de déplacés n’est pas simplement une guerre d’aujourd’hui, mais une dette historique qui n’a jamais été soldée.


1. Du Triangle Dramatique à la spirale du conflit : Une guerre ancienne sous un visage moderne

Le Triangle Dramatique repose sur trois rôles qui s’alimentent mutuellement :

• Le Sauveur croit “aider”, mais entretient une relation de dépendance.

• Le Persécuteur justifie sa violence en se disant victime d’une injustice passée.

• La Victime cherche un Sauveur, jusqu’à ce qu’elle devienne elle-même un Persecuteur.

Or, appliqué à un conflit comme celui de la RDC, ce triangle n’est pas statique : il s’auto-entretient sur plusieurs générations et devient une spirale infernale.

Le rôle des Sauveurs : Quand “l’aide” devient un levier de domination

Depuis la colonisation belge, le Congo a été présenté comme une terre à “civiliser”, à protéger, à sauver.

• Les missionnaires et les administrateurs coloniaux se sont imposés en “Sauveurs” d’un territoire qu’ils exploitaient en réalité pour le caoutchouc et les minerais.

• Après l’indépendance, les Nations occidentales et les ONGs ont pris le relais, sous couvert d’aide humanitaire ou de maintien de la paix.

• Aujourd’hui, les missions internationales (MONUSCO, ONU, FMI…) reproduisent parfois ce schéma, en maintenant une dépendance économique et militaire au lieu de renforcer l’autonomie locale.

Les Persecuteurs et Victimes : Des rôles interchangeables

• Les milices armées, comme le M23, justifient leur violence en s’appuyant sur des blessures historiques : marginalisation de certaines ethnies, absence de l’État, pillages coloniaux.

• Les États voisins (Rwanda, Ouganda) se présentent comme des défenseurs de leur sécurité nationale, tout en étant accusés d’alimenter la guerre pour profiter du commerce des minerais.

• Les civils sont les premières victimes, ballotés entre milices, armées et interventions étrangères. Mais dans certaines conditions, ces “Victimes” deviennent les nouvelles générations de combattants.

Tout le monde se perçoit comme la Victime d’un autre. Et c’est ainsi que le cycle continue.


2. Rétroactions et dettes historiques : Quand la colonisation continue à tuer

Dans une approche systémique, il est essentiel d’analyser les dettes invisibles transmises de génération en génération.

• Dette émotionnelle : Les traumatismes des massacres coloniaux, des pillages, des génocides rwandais et des guerres civiles restent inscrits dans les corps et les récits familiaux.

• Dette économique : Le Congo est riche en minerais, mais son économie reste piégée par des relations extractives qui datent de l’époque coloniale. Le coltan qui alimente nos smartphones finance les armes des groupes armés, la corruption des dirigeants et la Mafia locale.

• Dette écologique : Des millions d’hectares de forêt ont été détruits depuis la colonisation, et aujourd’hui encore, les ressources naturelles sont pillées sans que les populations locales en bénéficient. Ces dernières continuent à détruire car elles n'ont pas d'autres moyens de survie! Par exemple : la fabrication de charbon de bois (makala) pour cuisiner détruit les derniers arbres.

L’histoire ne s’efface pas. Elle se rejoue, sous d’autres formes.


3. Briser la spirale : Du Sauveur à l’Autonomisation

Si nous comprenons que le Triangle Dramatique ne fonctionne pas sur un seul événement, mais sur plusieurs générations, alors la sortie du cycle doit aussi être systémique et transgénérationnelle.

Plutôt que d’attendre un nouveau Sauveur (intervention étrangère, aides financières, négociations de paix imposées d’en haut), des solutions émergent depuis les communautés elles-mêmes.

Un exemple frappant se trouve à Goma, en plein cœur du conflit.

L'asbl EALE accomplit un travail impressionnant sans aucun moyen financier!

À Goma, une association locale forme des jeunes filles victimes de viols, des déplacés et des ex-mercenaires à se reconstruire, en :

• Créant de potagers pour garantir la souveraineté alimentaire.

• Formant à l’apiculture et à l’agroforesterie pour reconstruire un écosystème dévasté.

• Reboisant avec des arbres dont des fruitiers, pour que la terre redevienne une source de vie.

Pourquoi est-ce révolutionnaire ?

Parce que cela inverse la logique du Triangle Dramatique :

• Les Victimes ne cherchent pas un Sauveur, elles créent leur propre résilience.

• Les Sauveurs ne sont plus des ONG extérieures imposant des modèles occidentaux, mais des acteurs locaux qui connaissent le terrain.

• Les Persecuteurs (milices, États) perdent leur pouvoir lorsqu’ils n’ont plus une population dépendante et désespérée.

C’est ainsi que la véritable paix se construit : non pas en opposant un “Bien” à un “Mal”, mais en changeant les structures profondes qui permettent au cycle de violence de perdurer.


Quitter la scène et réécrire l’histoire


Nous sommes tous conditionnés à voir le monde en termes de Sauveurs, de Victimes et de Persécuteurs. Mais cette lecture est réductrice et dangereuse si elle nous empêche de voir les dynamiques de long terme qui sous-tendent les guerres contemporaines.

Si nous voulons sortir de la spirale des conflits, il ne faut pas chercher un “héros” extérieur pour venir sauver la situation, mais comprendre comment chaque acteur porte une part de responsabilité, y compris les héritages historiques.

Le véritable changement ne viendra ni d’une armée étrangère, ni d’un sommet diplomatique, ni d’une aide humanitaire massive. Il viendra des communautés qui reconstruisent un futur sur les ruines du passé, en refusant de jouer un rôle imposé par l’histoire.


Orianne Corman

Facilitatrice et formatrice en Intelligence systémique



 
 
 

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